La captivité
(Voir également "Goulags Indochinois : Carnets de Guerre et de captivité 1949-1952" de THEVENET Amédé, Editeur FRANCE-EMPIRE)

" Prisonnier ", le déshonneur du soldat vaincu ! Il n’y a pas de quoi en être fier ! De toutes les situations que j’avais imaginées pour ma vie militaire, jamais je n’avais envisagé d’en être réduit à m’en remettre au bon vouloir de mes adversaires. Je pense aux soldats français en 1940, aux allemands que nous avons capturés en 44-45. Finalement, tous les prisonniers se ressemblent : le regard un peu perdu, le visage mangé par la barbe, l’uniforme débarrassé de ses armes et équipements parait soudain trop grand, informe, tristes guenilles déchirées et boueuses...

Combien de temps allons nous rester dans cette situation ? Comment seront prévenues nos familles ? Toutes ces idées, tout ce désespoir, tout s’entrechoque dans notre tête et on ne peut plus penser à quoi que ce soit de sensé...

Finalement nous sommes trop abrutis de fatigue trop affamés, trop sales, trop désespérés pour philosopher. Les soldats viets nous accueillent bien (la fameuse fraternité des combattants) mais les officiers sont immédiatement séparés de la troupe. Nous sommes à une trentaine de mètres les uns des autres, nous ne pouvons plus nous parler. Les viets nous apportent du riz et pour les officiers il y a aussi du cochon grillé. La technique communiste se met en route : il faut montrer à la troupe qui nous est trop attachée, que même prisonniers les officiers sont des privilégiés.

Néanmoins, les viets nous expriment leur mécontentement en constatant que nous n’avons aucune arme avec nous... Nous leur racontons que nous en avons perdu beaucoup dans notre marche et que de toutes façons nous ne voulions plus nous en servir...!?

Après nous être restaurés, les viets emmènent le petit groupe d’officiers (nous sommes 3) et nous perdons de vue nos hommes que nous ne reverrons plus. Nous allons vers THAT KHE, et nous nous arrêtons peu après, dans un petit groupe de maisons où nous sommes enfermés dans l’une d’elles.

Un viet qui parait être un gradé (mais ils n’ont aucun signe extérieur de grade) vient relever nos identités et nous interroger sommairement. Il récupère nos portefeuilles (avec l’argent), mais aussi nos montres, alliances, chevalières, chaînettes, etc... Tout cela nous ne le reverrons jamais. Nous sommes en fin d’après-midi, et nous avons tellement besoin de sommeil que nous nous déchaussons (enfin ! pour la première fois depuis quinze jours...) et étendus à même le sol en terre battue, nous nous endormons aussitôt comme des souches.

Le lendemain matin au réveil, non seulement il n’y a pas de café chaud (!) mais nous avons surtout une très mauvaise surprise : nos chaussures et chaussettes ont disparu!... Les viets ne nous fournissent aucune explication, et pour cause ! Il faut donc se résigner à rester pieds nus pour la durée de la captivité que nous pensons être courte, car nos 8 Bataillons qui se sont volatilisés : 1500 tués, 3000 prisonniers... portent un coup très dur au Corps Expéditionnaire et nous croyons, un peu bêtement que le combat ne pourra pas continuer... Bien sûr dans notre désarroi nous nous trompons, et nous attendrons 4 ans, toujours nus pieds...

Dans la matinée, nous partons vers le Nord et vers l’inconnu. Nous remontons la R.C.4, une fois de plus vers le col de LUNG PHAÏ avec une certaine émotion. Bien que nous n’ayons rien à porter, pas la moindre couverture ou même toile de tente, notre apprentissage de la marche pieds nus sur les petits cailloux pointus de la route est particulièrement pénible. Notre plante des pieds d’hommes civilisés est bien fragile et sensible, elle se " blindera " petit à petit par une belle épaisseur de corne. En attendant nous sautillons de façon un peu grotesque, en visant les touffes d’herbes ou les pierres plates, mais rapidement nous avons les pieds en sang avec de la terre et des petits cailloux qui s’agglutinent dans les plaies. Nous envions les chaussures des soldats viets, sorte de nu-pieds dont la semelle est taillée dans de vieux pneus et les lanières de maintien dans des chambres à air. Mais nous n’en aurons jamais.

Arrivés au col, nous sommes regroupés dans une rizière sèche, nous y retrouvons d’autres officiers, et après une distribution de riz, nous allons passer la nuit ici à la belle étoile. Cette seconde nuit de captivité sera agrémentée par un bel orage, que nous ne pouvons que subir sans broncher, trempés jusqu’au os et grelottants de froid.

Le lendemain nous repartons, notre colonne est maintenant plus importante, et un peu avant DONG KHE, nous quittons la R.C.4, pour prendre sur notre droite une piste étroite au milieu des calcaires. Les viets nous assurent que nous allons vers un camp spécialement aménagé pour nous avec un hôpital, etc... Nous sommes un peu sceptiques, mais nous conservons néanmoins un petit espoir...

Nous continuons ainsi et en deux ou trois étapes, nous arrivons enfin dans un petit village misérable où d’autres officiers, ainsi que les adjudants et adjudants-chefs sont déjà là, ou rejoindront petit à petit. Nous serons rapidement 80 à 90 et nous sommes arrivés au " camp" !...

Les viets nous répartissent, une dizaine environ dans chaque maison. Ces maisons sont sur pilotis et ne comportent en fait qu’une seule pièce avec le foyer au centre. Il n’y a pas de cheminée et la fumée s’échappe en passant entre les branches de palmier qui constituent la toiture. Quant au sol, il est fait de bambous aplatis.

Au sous-sol, sous nos pieds, plutôt au rez-de-chaussée, il y a les buffles, les cochons et la volaille, pataugeant dans une fange invraisemblable noirâtre et nauséabonde, attirant toutes les bestioles possibles et imaginables : maringouins, moustiques, vermines, etc... C’est dans ce sous-sol, que nous serons enfermés à la moindre peccadille comme punition et que nous appellerons " aller aux buffles ".

Pendant que nous sommes là, les occupants habituels de la maison sont serrés dans un coin derrière une mince cloison en bambous. Mais nous changerons de village tous les 2 ou 3 mois.

Devant la porte d’entrée, il y a une sorte de terrasse en bambous à laquelle on accède depuis le sol par une échelle, après s’être soigneusement lavé les pieds pour éviter de rentrer de la boue (omniprésente) dans la maison. Pour cela, il y a une sorte d’auge creusée dans un tronc d’arbre et on y puise de l’eau avec une louche en bambou.

Le bambou est vraiment partout et nous apprendrons vite à nous en servir dans tous les domaines : construire une baraque, réaliser toutes sortes d’objets de la vie courante, construire une adduction d’eau, faire du feu, nous nourrir avec les " pousses ", etc...

La vie au camp est dure et triste. Les viets ont isolé les deux Colonels CHARTON et LEPAGE qui ne peuvent même pas se parler entre eux. Il y a également un médecin Colonel de LANG SON qui n’aurait jamais dû se trouver là, mais qui avait souhaité accompagner la colonne LEPAGE, sans doute pour avoir la " citation " de sa vie...

Un jour au rassemblement, je ne sais plus à quelle occasion, nous demandons l'application de la convention de Genève pour les prisonniers de guerre. Les viets sont furieux, car ils estiment que nous ne sommes pas des prisonniers de guerre, mais que nous sommes les "instruments aveugles" du colonialisme, du capitalisme, etc... que nous devons nous estimer heureux de ne pas avoir été fusillés pour nos crimes, et que de toutes façons, seul le président HO CHI MINH, dans sa bonté infinie pourra faire quelque chose pour nous, si nous lui demandons la clémence du peuple vietnamien...

Il y a là en germe, tout le processus du lavage de cerveau que nous allons subir. Notre première réaction est que nous nous considérons bien comme des Prisonniers de Guerre et que nous ne voulons rien demander. Nous allons le payer cher, et nous mettrons un an à comprendre que nous allons tous "crever" les uns après les autres car "nous ne valons même pas le prix d'une cartouche pour nous abattre, le pays se chargera de nous..."

Tout s'enclenche alors : interdiction de s'appeler par les grades, coups et bastonnades à la moindre incartade avec séjour "aux buffles", pas le moindre médicament, pas de sel, ni de viande ni de légumes, juste un peu de riz de mauvaise qualité, plein de déchets de toutes sortes, avec lequel pour les déplacements nous fabriquons la fameuse boule...

Nous apprenons que trois officiers ont été fusillés pour tentative d'évasion dont le Commandant DE COINTET et mon camarade de promotion EMPTOZ-LACOSTE. Un autre camarade le Lieutenant parachutiste CHEVRET, spécialiste radio, volontaire pour "aider" les viets, mais en fait pour prendre contact avec HANOÏ est découvert et fusillé.

L'ambiance est très lourde et le moral n'est pas très élevé au seuil de la saison froide, car nous sommes toujours avec la même tenue de combat avec laquelle nous avons été pris, sans aucun rechange, toujours sans chaussures et sans la moindre couverture.

Comme faute de place, nous dormons, sur le côté, très serrés les uns contre les autres en "chien de fusil". Les hanches sont à rude épreuve sur le sol de bambou et nous devons changer de côté tous ensemble "au commandement"... Nous apprendrons vite à confectionner de grandes nattes en paille de riz attachée avec des lianes. Le soir, une fois couchés, nous déroulons cette natte sur nous et c'est un "confort" appréciable qui nous empêche de grelotter toute la nuit. Je m'aperçois ainsi que mon voisinage est très recherché parce qu'il paraît que je dégage une chaleur, très appréciée par mes deux voisins...

Il y a bien sûr pas mal de camarades blessés plus ou moins sérieusement, que nous soignons comme nous pouvons, c'est-à-dire avec uniquement de l'eau bouillie, et des pans de chemise comme pansement ! Ils s'en sortiront tous comme MORIN avec une balle dans l'aine, ressortie pas la fesse, CORNUAULT avec une balle dans le mollet qui ressortira toute seule deux ans après, PICARD avec une balle dans l'estomac, RICHARD avec le bras à moitié arraché au moment de sa capture et "amputé" par un viet avec son canif... et bien d'autres.

Sans linge de rechange et sans le moindre morceau de savon nous serons vite couvert de poux, ce qui nous permettra tous les jours une saine distraction pour nous épouiller...

Sans aucun médicament préventif ou curatif, nos organismes de plus en plus affaiblis vont attraper toutes les maladies locales, et Dieu sait si elles sont nombreuses ! Elles seront la cause de bien des morts : la dysenterie amibienne (nous l'avons tous), le béribéri (il s'étend lentement mais sûrement), le typhus des broussailles (donné par une tique), la spirochétose (donnée par l'urine des rats qui pullulent). A cela s'ajoutent les bestioles qui commencent à proliférer dans nos tripes (ascaris, anguillules, tricocéphales, ankylostones, lambliases, etc...) et celles qui grouillent partout dans la nature à commencer par les sangsues des broussaille, qui, avec les moustiques relèguent loin derrière les autres bêtes dites "sauvages et sanguinaires" comme le tigre. Le tigre nous permettra de manger un peu de viande de temps à autre en récupérant la carcasse d'un buffle ou d'un cochon a demi dévoré, qu'il a ensuite abandonné. Les serpents sont nombreux certes, mais ils ont aussi peur de nous que nous d'eux. Par contre quand on pourra en tuer un à coups de bâton, nous aurons là un excellent repas de viande...

Mais les camarades commencent de plus en plus à mourir. Quand ils déclinent trop, nous les transportons vers "l'infirmerie" qui n'est en fait qu'un mouroir que nous appelons "la morgue". C'est une mauvaise cabane à l'extérieure du village, car les habitants ne veulent pas qu'un prisonnier meure dans leur maison, ce qui leur jetterait un mauvais sort. Le mourant passe donc à la morgue ses dernières heures avec un ou deux bons copains qui l'aident à passer "de l'autre côté" et qui chassent les rats et les souris qui s'attaquent déjà à lui, pendant que les vers (ascaris et autres) qui nous remplissent les intestins , ressortent déjà par tous les orifices. C'est très, très pénible.

Heureusement pour eux, la mort ne se fait pas trop attendre. Nous les dépouillons de leurs vêtements (qui nous servirons), nous les enroulons dans une mauvaise natte et ils sont enterrés dans une tombe rapidement creusée.

Ce rituel se reproduit trop souvent, et le plus difficile à supporter est de se rendre compte que très certainement nous y passerons tous les uns après les autres. Nous avons calculé que nous tiendrons au maximum un an et qu'à l'automne 1951 il ne devrait plus rester grand monde.

Pour ma part, pendant l'été 1951, je ne tiens plus debout, je suis vidé par la dysenterie, je n'ai plus de force et je m'évanouis bien trop souvent. Pour moi, le séjour au village de BAN VIET est un calvaire. Nous changeons de camp, ou plutôt de village tous les deux ou trois mois. Chaque village est baptisé d'un nom pour le classer plus facilement dans notre mémoire : le camp du grand-père, de l'île d'amour, des pavots, du tigre, etc...

Fin Avril 1951, nous sommes au camp des pavots, dans une vallée qui, au printemps, permettrait aux touristes de s'extasier sur la beauté des champs de pavots multicolores, sur lesquels les habitants recueillent la sève qui va permettre de fabriquer de l'opium en faisant cuire et recuire cette sève dans des coupelles de cuivre.

Début Mai, le 4, trois camarades tentent une évasion. C'est le premier sursaut de rage devant notre avenir bien noir. Ils n'iront pas bien loin et seront repris comme toutes les autres tentatives, car la couleur de notre peau, notre taille, notre système pileux et notre faiblesse physique ne nous permettront jamais d'aller jusqu'au bout.

Le chef de camp de l'époque, une véritable peau de vache, surnommé "TOM MIX" décide le déménagement du camp le 5 Mai, nous réunit, nous fait un grand discours, que pour ma part j'écoute très distraitement car je suis trop fatigué. Mais je suis repéré, appelé hors des rangs, et devant tous mes camarades, le chef de camp agite dangereusement son revolver sous mon nez en me traitant de tous les noms. Puis il appelle un soldat viet, un grand costaud, que nous avions surnommé "le GORILLE", qui commence à me taper sur la tête de toutes ses forces, jusqu'à ce que je m'écroule. Je suis complètement groggy et mes oreilles saignent.

Pour me "réveiller", le chef de camp me fait porter un sac de 20 kg de soja pendant la marche de déménagement. Je ne sais pas comment j'ai tenu le coup, pendant les 20 km qu'il a fallu faire, titubant de fatigue et de rage.

Et c'est là qu'en marchant, cette date du 5 mai, m'a curieusement mis en mémoire un poème italien "Il cinque Maggio" écrit à l'occasion de la mort de Napoléon 1er. Et tout en marchant, je me suis récité ce poème que je connaissais encore par cœur en italien "Ei fu...". Et sans doute cette réminiscence de ma période de lycéen, m'a sinon calmé, m'a aidé, m'a permis d'être ailleurs, de me dédoubler en quelque sorte, de ne plus sentir les douleurs de mes pieds, de mes épaules, de mes oreilles et d'arriver au nouveau village où je me suis évanoui.

Il est certain, que cette aventure n'avait pas amélioré mon état général, et c'est une des raisons qui ont fait que l'été 1951, a été très pénible. Quant à mes oreilles, une sorte de pus nauséabond suintera pendant toute la captivité et à la libération, j'apprendrai que l'oreille interne étant touchée des deux côtés, je ne pourrai rien faire d'autre que constater l'augmentation progressive d'une surdité toujours très difficile à vivre avec son entourage.

Mais nous refusions toujours de nous engager dans la voie "conseillée", et surtout de signer les déclarations, les "manifestes" que les viets nous proposaient à l'occasion de toutes sortes d'événements. Un de nos camarades, le Capitaine CAZAUX (Commandant le 3ème Bataillon de Parachutistes Coloniaux), figure emblématique de la résistance aux pressions des viets, meurt début Octobre 1951. Avant de mourir, il nous fait passer son dernier message "Arrêtez de faire les c..., vous allez tous y passer. En France, à part nos familles, personne ne pense à nous. Alors pour ne plus crever : Signez ! Signez ! Et après la libération n'acceptez d'être jugés que par vos pairs... Si jamais on vous reprochait quoi que ce soit".

Après ce message, nous avons commencé à signer les manifestes dans un bel élan "d'enthousiasme" et à l'unanimité. Alors nous avons vu la nourriture s'améliorer, un peu de sel, quelques légumes, voire un canard pour tout le camp, haché menu au coupe-coupe du bec aux pattes, avec les os, les tripes, etc... et distribué à chacun de la valeur d'une cuillère à café...

Quelques médicaments ont fait leur apparition, nous n'avons plus été battus ou maltraités, le chef de camp a changé et il n'y a plus eu de morts. Les viets nous ont fait créer un "Comité pour la Paix et le Rapatriement", en jouant sur l'ambiguïté des mots en particulier "rapatriement" que nous comprenions égoïstement comme le notre, tandis que les viets pensaient tout simplement au rapatriement du Corps Expéditionnaire Français...

Néanmoins, nous avions désigné pour ce Comité un secrétaire, BEUCLER, qui avait toute l'onction, la diplomatie et l'inépuisable sourire qui convenait.

C'est ainsi que le Comité répartissaient les corvées en ménageant les plus faibles, rédigeait les "manifestes", aplanissait les difficultés avec le chef de camp, etc... Certains pourraient alors penser que c'était devenu la belle vie. Tout de même pas, loin de là, mais c'était moins pesant, et cette semi-liberté dans une nature hostile qui nous gardait mieux que toutes les sentinelles, barbelés et miradors, nous convenait assez, en attendant mieux... Bien sûr, sur le plan physique nous nous étions adaptés, mais c'était un équilibre fragile qui a juste tenu pendant les deux années qu'il a fallu encore attendre.

Nous manquions de tout, non seulement de médicaments mais de tous ces détails nécessaires pour la vie courante. Les viets finiront quand même par nous distribuer une tenue locale, sorte de pyjama marron, qui nous a permis de quitter notre tenue de combat en loque, de l’ébouillanter et de voir les poux enfin disparaître. Le savon était totalement inconnu, aussi nous faisions notre toilette avec de la cendre qui a un pouvoir abrasif certain. Le spectacle de dizaines de prisonniers à poil dans la rivière, se  frottant mutuellement le dos avec de la cendre, devait être assez surprenant...

Nous avions récupéré de ci, de là, des vielles lames de coupe-coupe, réenmanchées et aiguisées sur des galets. Nous courions en forêt, pour ramasser le bois pour les cuisines, couper les bambous pour nos constructions, trouver les compléments de nourritures possibles (pousses de bambous, pamplemousses sauvages, piments, etc...) sans compter tous les chapardages que l’on pouvait faire sur les habitants, qui nous supportaient " sur ordre ", en général avec une certaine indifférence, mais parfois avec une petite gentillesse en catimini... Mais jamais par l’intermédiaire des femmes qui nous fuyaient comme la peste, et de notre côté nous avions la certitude d’être fusillé en cas d’incartade, qui s’ajoutant à notre état de faiblesse, ne nous incitait pas à jouer les séducteurs...

Il y a évidemment plein d’anecdotes le plus souvent amusantes, sur toute cette captivité. Elles ont été racontées par mes camarades dans les bouquins qu’ils ont pu écrire. Ce sont ces moments-là qui revivent lorsque nous nous retrouvons, et nous les privilégions aux moments trop durs qui restent en nous pour toujours.

Les mois passent. De temps en temps de nouveaux prisonniers arrivent isolés ou en petits groupes : aviateur abattu, chef de poste isolé, mais aussi suite à des opérations importantes comme la perte du Nord-Ouest et du pays THAÏ en 1952 qui nous ramène une trentaine de prisonniers supplémentaires.

Nous avions déjà des médecins (sans aucun pouvoir). Avec les prisonniers venant du pays THAÏ, nous avons deux aumôniers (mais sans aucun matériel liturgique). Surtout nous récupérons MOREAU, Administrateur des Colonies, capturé à VINH le 19 Décembre 1946 au moment du déclenchement du soulèvement viet. MOREAU totalisera 8 ans de captivité et finira sa carrière comme ambassadeur de France. Il aura connu des années très dures et très solitaires, dont un an dans une petite cage en bambou après une tentative d’évasion et une morsure de cobra. Nous l’avons d’un commun accord, exempté de toutes les corvées, et il mènera une vie très réglée avec gymnastique le matin, travaux manuels, dans la journée pour tresser de très beaux petits paniers. Le soir, autour du feu, il nous passionnera, en nous racontant tous les livres de H. de MONFREID, comme s’il les avait appris par cœur. Un autre phénomène était YOTTE, un fou de cinéma, qui nous organisait des " séances ", autour du feu, en nous racontant avec une vérité prenante et les intonations voulues, toutes sortes de films, parmi les centaines qu’il avait vus et remarquablement enregistrés dans sa tête...

Maintenant, la vie toujours dure, est mieux organisée. Le matin, les différents travaux et corvées de bois, de riz, de bambous, etc... Seules les corvées de riz qu’il faut aller chercher dans des dépôts, prennent parfois deux jours. L’après-midi est réservée aux réunions politiques où l’on nous explique avec le plus grand sérieux, avec des arguments bien sommaires et très primaires, la supériorité de l’UNION SOVIETIQUE et de ses alliés (le camp de la PAIX ) sur tous les autres pays capitaliste, impérialistes, etc... dont bien sûr les U.S.A. et la FRANCE (le camp de la guerre).

Dans le vide intellectuel dans lequel nous nous trouvions ces conférences auraient pu être intéressantes (et dangereuses) si elles avaient été faites par des viets d’un bon niveau, car de notre côté nous n’avions pas la moindre formation sur le marxisme, le capitalisme, etc... Nous étions anticommunistes, plus par tradition, que par raison. Mais peut-être que les viets n’avaient pas d'intervenants de bon niveau pour s’occuper de nous, nous avons dû nous contenter d’un catéchisme de bas étage. Cela nous permettait de rêver et de somnoler, pendant qu’au moins un camarade par maison écoutait pour pouvoir rédiger ensuite " les interrogations écrites " collectives.

C’est ainsi, qu’en 53, étant responsable d’une baraque, j’avais demandé à mes camarades de faire semblant de travailler et de participer, pendant que je rédigeais la réponse bien " dans la ligne ". J’ai été dénoncé par l’un des deux ou trois salopards qui étaient prisonniers avec nous et dès le lendemain j’ai été remplacé.

J’ai parlé de " rêve ". Il y en avait beaucoup et de toutes sortes, comme sans doute chez tous les prisonniers de la terre. Les uns rêvaient à leur famille, leur femme, leurs enfants... Beaucoup rêvaient à la vie civilisée, et c’était un rêve collectif et à haute voix : livres à lire, musées à visiter, musique, etc... Il y avait aussi les rêves de la voiture que l’on pourrait s’offrir avec le rappel de la solde... Les nouveaux arrivés nous parlaient des derniers modèles de voiture comme l’ARONDE de SIMCA (que j’ai acheté en rentrant...). Enfin tous sans exception, nous rêvions de bons repas et c’étaient des discussions sans fin avec des échanges de bonnes adresses de restaurants, des recettes de cuisine régionale, etc... Qu’est-ce qu’on a pu saliver en rêve... avant de retrouver notre riz quotidien.

Il y avait aussi ceux qui donnaient des cours de langues étrangères : ANGLAIS, ITALIEN et surtout RUSSE. C’est ainsi que par la suite, un de mes camarades, a pu être attaché militaire à MOSCOU et faire une belle carrière dans les services de renseignements du SDECE.

Rapidement, nous avons ressenti le besoin de noter tout ce que nous disions entre nous. Nous avons confectionné des petits carnets avec le très mauvais papier bambou local, sur lequel nous écrivions au porte-plume toutes sortes de choses, qui peuvent paraître maintenant un peu naïves, voire bébêtes : titres de livres ou de disques, adresse d'hôtels et restaurants, pensées ou poèmes classiques ou écrits par l’un de nous, vocabulaire étranger, voire mini-journal... Ce petit carnet, nous le conservions précieusement et j’ai toujours le mien dans une pochette que j’avais fabriquée avec un morceau de ma tenue de combat de 1950... Cela représentait notre " trésor "...

Par ailleurs, c’est toujours le même rythme de changement de village tous les deux ou trois mois. Fin Août 1952, nous quittons cette zone à l’Est de CAO BANG le long de la frontière de CHINE où nous croupissons depuis bientôt deux ans t nous partons plein Sud. Nous repassons à THAT KHE et nous finissons par arriver dans la région de PHO BINH GIA, soit environ 120 km. Nous n’avons jamais été aussi près du " delta " tenu par notre armée. Un espoir fou de libération peut-être proche nous saisit. Mais après quelques jours, nous entendons au loin une violente canonnade (nous apprendrons plus tard que c’était une grosse opération française). Aussitôt, nous faisons demi-tour, et nous repartons plein Nord à toute vitesse. Nous traversons une nouvelle fois THAT KHE puis nous filons sur CAO BANG, et de la plein Ouest par NGUYEN BINH, le col de LEA à 1500 mètres pour redescendre dans la vallée du SONG GAM, affluent de la rivière CLAIRE. Nous nous installons dans un village qui deviendra " le camp du Tigre ", nous avons fait 400 km de pistes souvent très dures et nous sommes en Décembre 1952. Nous constatons que ceux qui ne sont pas morts la première année ont maintenant une sorte d’accoutumance et un endurcissement qui nous étonne. Cet endurcissement est certes physique (nous ne sentons plus nos pieds nus), que pratique par la connaissance du pays et de la nature (nous avons tous adopté le balancier de bambou pour porter les charges et nous nous sommes mis a trottiner comme les gens d’ici, pour mettre en phase l’élasticité du balancier et le rythme du trottinement). Mais surtout nous nous sommes endurcis moralement et psychiquement. Nous avons vu et connu trop d’horreurs, et nous sommes persuadés qu’il ne faut surtout pas se lamenter et pleurer sur notre sort car c’est le meilleur moyen de sombrer dans le désespoir (on dirait le stress aujourd’hui) et de ne pas faire long feu sur cette terre. Nous vivons au jour le jour, en s'adaptant au mieux, et nous sommes convaincus que nous nous en sortirons. Maintenant que nous sommes rodés et organisées, à peine arrivés, chacun défriche quelques m2 près de la baraque et nous semons quelques graines de tabac, qui en moins de 3 mois vont nous donner de beaux plans plants et de belles feuilles, que l’on fera sécher dans le village suivant. Puis on roulera de belles carottes de tabac qui seront coupées menues au coupe-coupe, au fur et à mesure des besoins. Certains arriveront à fabriquer de superbes cigares à faire pâlir d’envie les cubains . Nous avions la chance d’avoir un camarade, dont les parents agriculteurs étaient producteurs de tabac, qui a été notre conseiller avisé dans ce domaine.

Cartes

Mais le problème majeur était celui du papier pour rouler les cigarettes. Nous avions déjà utilisé tout un missel (sauf la prière des morts), quant à " l’Humanité ", dont quelques numéros nous arrivaient avec huit mois de retard, elle disparaissait mystérieusement. Nous avions essayé les bandelettes de papier rouge décorant l’autel des ancêtres existant dans chaque maison, mais c’était encore plus désagréable que le papier journal, d’abord au goût, et ensuite la couleur rouge se déposait sur la peau du visage ce qui accusait facilement l’auteur du vol sacrilège.

Nous découvrirons ou redécouvrirons tous la pipe qui sera le moyen idéal. Quelques camarades particulièrement adroits feront des merveilles taillés dans les bois très durs de la forêt (avec des couteaux fabriqués à partir de la lame d’acier faisant ressort dans la semelle des bottes de saut des paras). Le tuyau de pipe sera taillé à son tour dans de la corne de buffle, et le système de filtre à nicotine réalisé à partir de fil d’aluminium trouvé au bord d’une route, chauffé et tordu en spirale. Il ne restait plus alors qu’a vernir le bois de la pipe en utilisant... les tortillons de graisse qui sortent en pressant les ailes du nez...

Ce besoin de fumer nous a tous atteint, c’était une sorte d’antidote à la vie que nous menions. Au début, avant de récupérer des graines à planter, nous récupérions dans les tas d’ordures des tiges de tabac et l’on en faisait des copeaux. Mais sans nous en rendre compte nous fumions un tabac très fort, nous nous en apercevrons le jour de la libération en fumant la 1ère cigarette " civilisée " qui nous apparaîtra totalement insipide.

Pour l’anecdote, la nicotine récupérée dans le filtre à nicotine sera pour nous un excellent médicament pour soigner les multiples champignons qui s’installaient entre nos doigts de pieds à cause de la boue et de l’humidité. Mais de toutes ces belles pipes, bien peu sont revenues avec leur propriétaire. Pour ma part, je ne me souviens absolument pas où, quand et pourquoi je l’ai perdue.

Ces mêmes camarades adroits de leurs mains, vont tailler des jeux d’échecs, et ce jeu deviendra un grand passe temps avec des compétitions acharnées.

Mais, se trouver dans la vallée d’un affluent de la rivière CLAIRE, elle-même affluent du fleuve ROUGE qui passe à HANOÏ, va réveiller beaucoup de rêves d’évasions. Le problème est apparemment simple : il n’y a qu’à se laisser aller au fil de l’eau. Mais il faut des radeaux (c’est maintenant facile à réaliser pour nous), des réserves de vivres (plus difficile, mais pas impossible), une équipe soudée (il est hors de question de partir seul, l’idéal est un groupe de 3). Cela s’avérera beaucoup plus difficile à mettre en œuvre que de le dire.

Beaucoup, dont moi, n’arriveront pas, pour des raisons diverses et des impondérables, à réunir toutes les conditions et devront abandonner ce rêve. Quelques uns, trois groupes de 3, se lanceront dans cette folle aventure et malheureusement pour eux, ils seront tous repris après 2 ou 3 jours. En fait, il y avait beaucoup de rapides dangereux, et après avoir trempé dans l’eau des journées entières, cela devenait vite physiquement insupportable. Enfin et toujours, la couleur de notre peau, était un handicap insurmontable, d’autant plus que dès l’alerte donnée, des centaines de civils, d’enfants et de soldats surveillaient la rivière, qui était la seule voie possible. Il ne leur restait plus qu’à cueillir les fugitifs abrutis de fatigue, de froid et de faim.

Nous avions l’impression d’être dans une assez bonne forme, mais en fait nous nous maintenions dans un équilibre très fragile, et nous n’avions aucune résistance réelle pour affronter de telles fatigues pendant plusieurs jours. Mais ceux qui ont pu faire ces tentatives ont été très enviés, car il fallait marquer le coup.

Les évadés repris, rejoignent le camp au bout de quelques jours et enfermés " aux buffles ", les sous-sols infects des maisons. Ils y resteront plus ou moins longtemps, jusqu’à ce qu’ils soient admis à venir faire leur " autocritique ", forcément " sincère " devant tout le camp réuni. Ils se repentent alors avec le plus grand sérieux de n’avoir pas su reconnaître " l’immense  bonté du peuple vietnamien et de son président vénéré HO CHIMINH ", etc... etc...

L'autocritique n'était pas uniquement réservée aux fautes graves des tentatives d’évasion, mais à toutes les fautes ou attitudes supposées fautives. C’est ainsi que le Colonel CHARTON, lors d’un déplacement pénible sous la pluie, perdant sans arrêt l’équilibre sur les étroites diguettes transformées en savonnette, n’avait cessé de jurer de façon très militaire : " Pays de c... ", " P... de pays " etc... la sentinelle qui le suivait comme une ombre avait rendu compte à l’arrivée des injures proférées contre le VIETNAM et son peuple... CHARTON avait dû faire son autocritique, et il avait savamment expliqué, qu’il n’en avait qu’à la topographie et au climat, mais certainement pas envers la population du VIETNAM " si bonne et civile " (si vile...). De même le Capitaine LABIGNETTE avait dû faire son autocritique pour avoir ramené des fagots de bois trop petits. Il nous avait expliqué avec l’air très contrit que quand il était jeune il ramassait de très gros fagots avec ses parents dans le Bois de Boulogne (il habitait NEUILLY...) et qu’il n’avait pas été honnête envers le " bon peuple du VIETNAM ", etc...

Il était le plus souvent difficile pour nous de conserver notre sérieux devant toutes ces autocritiques " sincères " remplies de jeux de mots et d’humour froid.

De toutes façons, après l'autocritique c’était à nous, à la " masse ", d’absoudre le fautif, si nous reconnaissions sa grande sincérité, par de bruyantes exclamations... Quelle mascarade ! Mais il fallait en passer par là pour que la vie reprenne son cours.

Un jour, dans le courant de l’année 1953, le chef de Camp nous annonce avec un grand sourire, que l’on va nous vacciner avec un remède merveilleux arrivant de chez nos grands frères d’Union Soviétique. Ce vaccin et universel et protège de tout, " même du phylloxera ?" demande un camarade anxieux, " bien sûr " répond le Chef de Camp, outré que l’on puisse penser que ce vaccin ne protégeait pas de toutes les maladies possibles.

Nos médecins, sont tout de même un peu dubitatifs, et demandent à voir les flacons. Leur doute augmente, quand ils constatent que les étiquettes en russe, ont été grattées, sans doute parcequ’un ou deux camarades connaissaient cette langue, et ils nous font part de leurs craintes.

Le comité et les médecins négocient avec le Chef de Camp, pour que dans un premier temps, seuls ceux en " meilleure forme " soient vaccinés. Si tout se passe bien, les autres seront vaccinés à leur tour. La liste de ce premier groupe est établie, j’en fais partie... Le jour prévu, nous présentons notre dos à nos toubibs, qui ont obtenu l’autorisation et le privilège de procéder aux vaccinations. Il n’y a qu’une seringue et 2 ou 3 aiguilles qu’il faut faire bouillir sans arrêt.

Quelques jours après l’injection, tous les " heureux privilègiés " du 1er tour, ressentent des douleurs avec une forte rougeur autour de la piqûre. Tout cela se met à enfler pour former un énorme abcès de la taille d'une assiette. Que faire ? Bien évidemment, nous n’avons aucun antibiotique et nous ignorons toujours ce qui nous a été inoculé, et qui de toutes façons devait être très certainement périmé.

Les toubibs en arrivent à la conclusion qu’il faut ouvrir pour vider les abcès. Mais avec quoi et comment ? Il n’y a rien.

Heureusement que notre " coiffeur " le Capitaine RAVAL, possédait un rasoir coupe-choux, avec lequel il nous rasait une fois par mois. Le rasoir va donc servir de bistouri !...

Après chaque intervention, il sera re-aiguisé sur un ceinturon, et il faudra le faire bouillir pour le stériliser.

Parmi nous, le plus atteint par ces abcès est le Capitaine de BRAQUILLANGES, dont tout le dos n’est qu’un seul et énorme abcès. Le tour de passage est établi, le patient s’allonge sur une sorte de table d’opération faite en bambous, il s’accroche et serre les dents, tandis qu’un rapide coup de rasoir ouvre l'abcès et libère toute la saloperie qu’il contenait recueillie dans un demi-bambou qui fait office de " haricot ".

Après, il ne reste plus qu’à plaquer sur la plaie un bout de tissu, trempé dans l’eau bouillie, et prier le bon Dieu que tout se passe bien.

Dans l’ensemble, les suites postopératoires se passeront assez bien et il n’y aura pas de complications graves, sauf pour BRAQUILLANGES qui restera longtemps mal en point. Les viets dans leur grande bonté, nous donneront une banane à chacun pour nous remonter et reprendre des forces (!) et on n’entendra plus parler du vaccin pour la deuxième vague qui n’en menait pas large en voyant dans quel état se trouvaient les " plus solides ".

Après cet épisode qui aurait pu être tragique, nous sommes au début de l’année de 1954, rien ne nous permet de penser que notre libération sera prochaine, et nous partons nous installer dans une large vallée, où pour la première fois, après quelques jours chez l’habitant dans les conditions habituelles, les viets nous font construire nos baraques, à l’écart du village, de l’autre côté de la rivière.

Nous ne sommes pas mécontents et là encore nous nous organisons rapidement, ce qui surprend toujours beaucoup les viets. Il y a les " architectes ", les " coupeurs de bambous ", les " monteurs ", etc...

Je suis " coupeur " car cette opération me permet de partir toute la journée en forêt avec mon coupe-coupe et ma boule de riz. Je choisis mes bambous mâles ou femelles selon les besoins de la construction, je les coupe, les descend jusqu’à la rivière, où je confectionne un radeau avec des lianes, et je rentre au camp à la perche. Nous sommes tous devenus très calés pour vivre en forêt et utiliser au maximum toutes ses ressources qui sont nombreuses. Le seul petit problème, est après être rentré, de bien s’inspecter partout pour faire la chasse aux sangsues des broussailles qui sont vraiment désagréables bien qu’indolores. En temps normal ces bestioles vivent sur les broussailles à un mètre du sol. Elles sont pratiquement invisibles car elles font moins de 2 cm de longueur et 1 mm d’épaisseur. Au passage d’une proie, elles se détendent comme un ressort pour lui sauter dessus . Puis elles pompent tranquillement le sang et grossissent démesurément pour devenir comme le petit doigt... Avant d’être prisonnier, on avait constaté qu’elles se glissaient par les œillets des lacets de chaussures, puis se glissaient entre les mailles des chaussettes et s’installaient confortablement sur nos pieds. A l’étape il fallait se déchausser pour découvrir le spectacle sanguinolent de nos pieds... Quand elles sont repues elles lâchent prise pour digérer. Sinon, il ne faut jamais tirer dessus, car on enlève un bout de chair et comme les sangsues sécrètent un anticoagulant, cela n’en finit plus de saigner. Alors on employait les méthodes du pays : soit un peu de sel, qu’elles n’aiment vraiment pas (mais nous n’en avions pas beaucoup) soit les brûler avec une cigarette (également très efficace), soit enfin passer très rapidement une fine lamelle de bambou entre sa gueule et notre peau (c’est le principe employé pour ramasser les arapèdes sur les rochers...). Chaque " morsure " de sangsue a laissé sur nos jambes de petites tâches blanches et j’en ai encore.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’après avoir terminé nos baraques, les viets nous en font construire d’autres pouvant contenir au total 150 à 200 personnes. Pour qui ? Nous avions été intrigués du départ dans les villages de tous les hommes valides pour une destination inconnue, puis nous apprenons qu’il y a une grande bataille. Mais où ? Les discussions, les suppositions et bobards vont bon train jusqu’au jour, vers la mi-mai, où les viets nous annoncent leur victoire par la reddition de DIEN BIEN PHU le 7 mai.

C’est la stupeur chez nous, et une profonde tristesse mêlée d’appréhension, car nous imaginons sans peine que là-bas se trouvaient les meilleures troupes : paras, légion, tirailleurs, et que cette défaite dont nous ignorons encore les détails, est un coup très dur, beaucoup plus dur que notre affaire de 1950. Nous comprenons alors, pourquoi les viets nous font construire ces baraques supplémentaires. Ils avaient prévu ! Maintenant ils nous font accélérer le rythme, ce qui veut dire qu’il y a certainement pas mal de prisonniers et qu’ils sont en route pour nous rejoindre. C’est ainsi qu’un jour, revenant vers le camp avec mon radeau de bambous, j’aperçois dans la rizière une longue colonne de soldats aux uniformes en loques, barbus, exténués. Eux aussi m’aperçoivent avec deux ou trois de mes camarades, également sur leur radeau. Un peu surpris, de nous voir torse nu, bronzés, apparemment en meilleure forme qu’eux, même si nous sommes très amaigris, ils nous crient " Il y a longtemps que vous êtes là ?... " et nous répondons " quatre ans !... " Cette réponse les a ahuris, pour ne pas dire abasourdis. Nous comprenons vite qu’ils sont dans l’état dans lequel nous étions, il y a " déjà " quatre ans, et si au moment de notre capture, d’anciens prisonniers nous avaient dit la même réponse, notre moral en aurait pris un coup.

Les nouveaux arrivés ne sont que des Lieutenants et des Capitaines, car les viets ont mis à part les officiers supérieurs, comme le Colonel de CASTRIES, les Colonels BIGEARD, LANGLAIS, etc... Ces nouveaux sont logés au village avec interdiction absolue de nous parler... Le village est à environ 300 mètres, avec la rivière entre nous. Un soir nous entendons soudain une clarinette jouer du jazz. Nous sommes médusés et nous avons les larmes aux yeux. Nous apprendrons rapidement qu’un Lieutenant, THULLAUX, a laissé un œil à DIEN BIEN PHU, mais a précieusement conservé sa clarinette. Quelques temps après, quand nous serons tous réunis, nous le mettrons souvent à contribution et SIDNEY BECHET ne s’est jamais douté qu’il avait provoqué autant d’émotion et eu autant de succès dans ce coin perdu du Haut TONKIN.

C’est à l’occasion du 14 Juillet 1954 que les viets décident la réunion des anciens et des nouveaux, au cours du " meeting ". Nous étions habitués. Pour chaque fête un peu révolutionnaire : 1er Mai, 14 Juillet, Révolution d’Octobre, fête des femmes, etc... il y avait une réunion avec banderoles appelé " meeting ". Deux ou trois prisonniers " volontaires " faisaient un beau discours de circonstances. En fait, nous nous entendions entre nous, pour que chacun y passe à son tour, étant donné que nous connaissions par cœur ce qu’il fallait dire, en quels termes (genre : " les vipères lubriques du Pentagone "...) et avec quels qualificatifs (impérialisme, colonialisme, etc...). Après ces discours, très applaudis par l’assistance, le chef de camp prenait la parole, et c’était l’apothéose. Nous entonnions alors " L’INTERNATIONALE " comme un seul homme avec le poing tendu... C’était à celui qui gueulait le plus fort...

L’ennui c’est que pour le 14 Juillet 1954, nous avons fait le même cinéma, devenu une routine, devant les camarades de DIEN BIEN PHU, que nous n’avions pas eu le temps de prévenir.

Non seulement ils ont été sidérés de nous entendre, mais ils étaient persuadés que nous n’étions qu’un ramassis de traîtres, de déserteurs, de vendus, et j’en passe...

Heureusement, nous avons pu leur expliquer ensuite, par où nous avions dû passer, en particulier au cours de cette terrible année 1951, et que c’était là le prix à payer (il n’y a pas à en être très fiers) pour être toujours en vie, pour s’être organisé et pouvoir... accueillir les nouveaux arrivés dans les meilleures conditions possibles. Dieu merci, ils ont tous parfaitement compris.

Très rapidement, le chef de camp, trop content, nous informe qu’à GENEVE, l’accord de cessez le feu est intervenu pour le 21 Juillet, que les français vont évacuer le TONKIN, que le Vietnam sera coupé en deux parties au 17ème parallèle et qu’enfin nous allons être prochainement libérés.

Nous sommes entre la joie de notre libération tant attendue et l’amertume de la défaite, mais que nous pressentions devoir arriver depuis longtemps.

Quelques jours après, le camp se met en marche et je suis désigné comme responsable d’un groupe d’une cinquantaine de camarades. Nous allons en plusieurs étapes vers la vallée de la rivière CLAIRE. Un soir nous nous arrêtons pour la nuit sur l’emplacement abandonné d’un ancien camp de troupe. Nous avons sous les yeux un spectacle effroyable, avec des tombes partout, dans tous les sens, et une saleté indescriptible. Nous ne comprenons pas pourquoi les viets ont accepté ou voulu nous montrer ce spectacle qui les accuse, et nous faire dormir au milieu de ce charnier.

Nous débouchons enfin sur la route Coloniale n°2 où nous attend un convoi de camions de fabrication russe, des MOLOTOVA, pour nous transporter jusqu’à TUYEN QUANG, à une quinzaine de kilomètres au Sud.

Mais avant de monter dans les camions on nous distribue des chaussures (genre tennis), un pantalon, une chemise et un beau casque viet en feuilles de latanier. Mais nous n’avons vraiment pas envie de rire de cette situation ridicule.

Nous sommes vite à TUYEN QUANG, haut lieu de la conquête de l’Indochine, 70 ans auparavant par nos grands anciens.

Tous les prisonniers, provenant de différents camps sont regroupés ici, sur un vaste terrain avec des baraques, et pendant que nous attendons, les cinéastes soviétiques nous filment abondamment. Ces films doivent dormir dans une cave quelconque à MOSCOU.

Quelques jours après, je suis désigné avec un petit groupe de 6 ou 7 camarades dont BEUCLER, GRUE, etc... Nous embarquons, sous le regard étonné et envieux des camarades, dans un MOLOTOVA et nous partons pour VIETRI à 50 km, sur le fleuve ROUGE, point d’échange des prisonniers.

A VIETRI, nous sommes correctement installés dans une baraque construite à notre intention, avec des lits individuels (en bambous) et... une moustiquaire. En outre, nous avons chacun, un soldat viet, non pas pour nous surveiller, mais pour répondre à nos demandes : apporter du thé, de l’eau pour la toilette, vérifier notre confort, etc... en somme après tout ce que nous avons passé, nous voilà maintenant avec une ordonnance, comme chez les horribles colonialistes et capitaliste...

Mais la libération effective semble tarder et quelques jours passent, qui nous semblent bien longs. Les viets nous expliquent que ce retard est dû aux autorités françaises qui mettent de la mauvaise volonté pour libérer les officiers Viêt-minh (?) donc nous attendons.

Quant à moi, je tombe brusquement malade. Je ne sais pas de quoi, mais j’ai une forte fièvre et je suis complètement lessivé. Est-ce un coup de pompe, ou bien la " mécanique " qui commence à en avoir assez de tenir le coup ? J’ignore, mais je suis mal en point, et je n’ai pas du tout envie de crever si près du but. C’est aussi un certain affolement chez les viets : ce n’est pas le moment qu’un officier risque d’y passer, alors qu’à quelques dizaines de mètres siège la commission franco-vietnamienne qui supervise les libérations.

Les toubibs viets viennent me voir m’auscultent. On me fait des piqûres (encore), mais je ne sais toujours pas de quoi, on m’apporte des fruits... c’est presque la belle vie. Je me remets assez rapidement pour être " présentable " et on vient nous annoncer que le Général viet nous invite à déjeuner le lendemain: le 28 Août 1954. Quand nous arrivons, nous découvrons une table mise presque à l’européenne et l’on nous sert un bon repas avec un beefsteack-frites (!) pendant que la conversation roule sur la France, l’amitié entre les peuples, etc...

Après le café, la chorale de la division viet, vient nous charmer, avec quelques chansons et entre autres " J’irai revoir ma Normandie...3 ce qui à ce moment-là ne m’a pas beaucoup touché...

Après cet intermède, c’est la ruée des viets avec leurs inséparables petits carnets pour nous demander des autographes et des pensées profondes du genre " Vive l’amitié des peuples, Vive la Paix ! ". Nous écrivons tout ce qu’ils veulent... Quant le calme revient, un viet vient appeler deux d’entre nous, dont BEUCLER, et leur annonce qu’ils vont être libérés. Ils nous quittent tout heureux, et ceux qui restent sont tout de même pas mal déçus. Nous posons alors la question aux viets pour savoir quand arrivera notre tour. Ils nous répondent avec leur traditionnel sourire qu’ils ne savent pas, mais qu’il faut faire confiance à la bonté du peuple vietnamien et de son guide vénéré, le Président HO CHI MINH... etc...etc...

En fait, un quart d’heure après, le même viet que la première fois revient avec une nouvelle liste de deux noms... dont le mien...

Il faut rester calme, aller en vitesse récupérer notre maigre baluchon, et nous sommes dirigés vers le fleuve ROUGE, où nous attendent, au milieu de banderoles viets, des barges de débarquement, car il y a eu des inondations et les camions ne peuvent passer.

Nous approchons du bateau, nous avons l’impression de vivre une situation irréelle, tout se brouille un peu, on distingue des matelots, des infirmières, des gens qui nous tapent sur l’épaule... On nous offre des cigarettes, qui sont étrangement fades, habitués à notre tabac brut.

Le bateau s’ébranle, et lorsque nous sommes au milieu du fleuve, nous lançons nos casques viets à l’eau... Puis nous nous asseyons, silencieux, le paysage nous intéresse vraiment pas. Le cœur bat la chamade et il faut reprendre son calme. Nous allons en avoir besoin. En effet, à l’arrivée à HANOÏ, au débarcadère, les deux officiers que nous sommes sont dirigés vers un Général qui nous parait immense (le Général COGNY qui était effectivement très grand) qui nous embrasse et nous pousse (c’est le cas de le dire) un peu plus loin, où une compagnie de Tirailleurs Marocains est alignée et nous sommes seuls à passer devant le front des troupes, pendant qu’une musique militaire joue. Je ne sais pas comment nous avons fait NAVARRE et moi, pour franchir ces 150 mètres, en titubant les yeux brouillés de larmes. Dans cette compagnie il y avait deux de mes camarades de Promotion, MARCET et CHABANNES, qui se dépêcheront ensuite de venir me voir à l'hôpital, et m’apporter un livre de photos sur la Provence, qui est toujours dans ma bibliothèque.

Ce passage, extraordinaire pour nous, devant le front des troupes a été une attention qui nous a profondément touchés. A l’extrémité de la compagnie qui nous rend les honneurs, il y a une ambulance qui nous attend (heureusement car nous n’aurions pas pu faire un mètre de plus). Nous sommes pris en main par des médecins et des infirmières, certainement charmantes, mais nous n’avons rien vu, et l’ambulance file vers l’Hôpital Militaire LANESSAN.

NOUS SOMMES LIBRES !...

  PrécédentSuite