Voilà plus de 45 ans que j’ai vécu
cette aventure indochinoise. Pendant bien des années, ces souvenirs,
et surtout les plus pénibles d’entre eux, sont restés enfouis
au fond de moi-même. Comme mes camarades, j’en parlais rarement,
dans la crainte de ne pas être compris, et aussi à cause de
la difficulté d’exprimer l’inexprimable des moments les plus difficiles,
les plus durs, avec les relents de désespérance qui nous
frôlaient si souvent. Avec le temps, l’apaisement est venu, mais
pas l’oubli.
Après avoir quitté l’Armée en 1964
au retour de la triste période algérienne, et avoir vécu
une seconde carrière civile, l’âge définitif de la
retraite est arrivé.
J’ai alors, poussé par mes enfants, envisagé
d’écrire mes souvenirs : D'enfance, de jeunesse, de l’âge
d’homme (dont ces souvenirs « Indochinois » sont extraits).
Peut-être que ces trois albums écrits à la plume, agrémentés
de quelques photos, intéresseront ou amuseront les générations
à venir. Et puis, en 1995, je suis retourné au VIETNAM, en
solitaire, avec un 4x4, un chauffeur et un interprète, accompagné
par mon frère et ma belle-sœur.
J’ai voulu, bien sûr, revoir HANOÏ et
HAÏPHONG, mais surtout refaire la RC4 : LANG SON, THAT KHE, le Col
de LOUNG PHAÏ, DONG KHE, CAO BANG, BAC KAN... Peu de traces militaires
de notre présence, sauf quelques ouvrages bétonnés
en bordure du Delta. Mais les paysans étaient toujours courbés
dans la rizière pour repiquer le riz, avec des buffles apparemment
toujours aussi placides.
Les paysages étaient les mêmes, superbes
et souvent grandioses, mais nous ne les avions pas regardés de la
même façon, et nous ne les avions pas appréciés,
trop occupés à scruter la végétation pour essayer
de détecter l’embuscade meurtrière.
J’ai cherché le cimetière de DONG
KHE, pour essayer de retrouver la tombe du Capitaine CASANOVA, de mon sous-officier
adjoint, et de nos tirailleurs, que j’avais enterrés. Mais il y
avait une école à sa place... Après avoir interrogé
bien des gens dans le village, j’ai appris que les restes de nos soldats
avaient été officiellement exhumés et transportés
à HANOÏ. Ils sont très certainement maintenant à
la Nécropole de FREJUS, parmi les 4000 " inconnus " rapatriés.
Maintenant la page est tournée, après
beaucoup d’autres pages qui ont été tournées depuis
des siècles par tous ceux qui m’ont précédé.
Je pense souvent à cette longue lignée d’êtres humains,
avec leurs joies et leurs peines, qui se sont succédés certainement
au prix d’un très dur labeur sur leur terre corrézienne.
Ils ont traversé des guerres, des révoltes, peut-être
des famines et des épidémies, mais ils ont serré les
dents et poursuivi leur chemin, en créant leur famille, assurant
leur descendance, et apportant leur " pierre " même très modeste.
Je pense à mon père, à la
guerre de 14-18, engagé volontaire 8 jours après avoir atteint
l’âge réglementaire des 18 ans, et blessé quelques
mois après au Chemin des Dames. Je pense à mon grand-père,
qui a obtenu son baccalauréat en 1880. Je pense à mon arrière
arrière grand-père, conscrit pendant les guerres napoléoniennes,
simple fusilier 2ème classe au 44ème de Ligne de la Grande
Armée, qui a usé ses semelles de la Prusse à l’Espagne,
avant d’être blessé devant SARAGOSSE. Je pense à tous
ceux que je ne connais pas, mais qui ont bien existé pour que je
sois là.
Je sens qu’ils sont tous derrière moi, et
j’espère qu’ils pensent que j’ai été digne d’eux,
et que moi aussi j’apporte ma pierre pour continuer le chemin...
Précédent© J. Jaubert, 1997.